Il y a des mois qui laissent leur empreinte sans jamais vraiment dire leur nom. Des mois qui bousculent, effleurent, emportent. Mai est de ceux-là. Il me laisse un peu étourdie, le souffle court, les pensées en vrac, mais le cœur plein.
Je me rends compte, en posant les doigts sur le clavier ce 1er juin, que je n’ai presque pas écrit en mai. Que les jours sont passés sans que je ne m’accorde cet instant suspendu de l’écriture. Pas même quelques lignes griffonnées dans un carnet, ni une pensée déposée ici. Et pourtant, l’écriture me manque, me démange. Elle est mon refuge, mon ressourcement, ma manière de ralentir le monde. Tout comme la lecture.
Mais mai m’a happée.

Le mois de la dichotomie
Mai est ce mois curieux, entre pause et précipitation. On le croit léger, parce qu’il est parsemé de jours fériés, de ponts, de parenthèses. Il invite à lever le pied, à prendre le temps, à souffler un peu entre deux engagements. Mais, à y regarder de plus près, mai est souvent tout l’inverse : c’est un mois en tension, entre le désir de repos et la course à tout accomplir.
Dans notre métier — traducteurs, interprètes, artisans du verbe —, les jours ne se ressemblent jamais, mais leur rythme peut s’accélérer sans prévenir. Mai en est le parfait exemple. D’un côté, on s’autorise à décaler une réunion ou à poser une après-midi. De l’autre, on accepte un projet supplémentaire, on cale un rendez-vous en fin de journée, on relance, on finalise, on fait.
Toujours faire. Toujours avancer. Toujours répondre présent.
Et pourtant, au creux de ce tumulte, une question persiste : comment trouver l’équilibre entre ces deux élans contraires ? Comment honorer à la fois notre besoin de ralentir et notre désir d’excellence ?
Les projets qui ne se ressemblent pas
Côté professionnel, mai a été dense mais riche. Les projets se sont succédé comme des vagues, tous différents, tous porteurs. Certains familiers : ces traductions de longue date avec des clients fidèles, ces textes qu’on accueille comme une voix connue. D’autres plus neufs, aux contours plus tranchés, exigeants : des contenus à optimiser, des pages à structurer, des mots à choisir pour plaire aux moteurs de recherche sans jamais trahir le cœur du sens.
Ces travaux de contenu, SEO, start-up… je le vis comme une extension naturelle de ma pratique. Traduire, interpréter, écrire : trois gestes liés, trois formes d’écoute active du monde.
Et puis il y a eu l’interprétation, bien sûr. Moins de déplacements ce mois-ci, ce qui, je dois l’avouer, m’a fait du bien. Les valises sont restées dans l’entrée, les horaires de train oubliés. Mais le micro, lui, est resté allumé. Le RSI — Remote Simultaneous Interpreting — a pris le relais.
Travailler à distance a ses douceurs : le confort de la maison, l’absence de transports, une logistique plus souple. Mais il a aussi ses arêtes vives : la technique capricieuse, les plateformes qui se multiplient, l’attention redoublée, la concentration fragmentée. On devient, à notre insu, à la fois interprète, technicienne, modératrice. Une gymnastique mentale permanente.
Mais au fond, ce qui me plaît, c’est la variété. Ce mélange de formats, de voix, de sujets. Cette impression de toujours apprendre, de toujours ajuster. Le métier d’interprète, comme celui de traducteur, est un perpétuel affûtage : on aiguise ses outils, on affine son oreille, on polit ses intuitions.
Dans l’intime : un mai maternel
Si le professionnel prend de la place, le personnel, lui, occupe le reste de l’espace. Mai, dans notre maison, est un mois de célébration. C’est l’anniversaire de ma fille. Un moment que j’attends chaque année avec émotion et qui me submerge, invariablement, par tout ce qu’il implique.
Il y a les préparatifs, les gâteaux à imaginer. Les cadeaux à chercher et, avant même cela, la liste à dresser, la fameuse « liste d’idées » que l’on partage à ceux qui demandent, cette charge invisible et continue qui accompagne la maternité.
Et puis il y a les fêtes, les copines, les bougies soufflées avec joie. Il y a la tendresse dans les yeux de celle qu’on regarde grandir sans savoir comment le temps a pu filer si vite.
Mais mai, c’est aussi la fin d’une première année de collège — en Danse-Études. Un rythme exigeant, une énergie folle. Des heures supplémentaires pour préparer les représentations, des répétitions tardives, des jours longs. Coppelia au bout du chemin. Et moi, en coulisse, admirative et un peu inquiète, à contempler la résilience de ces enfants.
Elles m’ont bluffée. Leur endurance. Leur capacité à conjuguer passion et devoirs, rigueur et plaisir. Mais en miroir, j’ai aussi vu la pression. Celle qu’on leur met, sans le vouloir. Celle qu’on se met, parce qu’on veut le meilleur pour eux. Celle que la société insuffle dans chaque interstice : excelle, brille, ne faiblis pas.
Je me suis interrogée : pourquoi cette injonction à toujours faire plus ? Pourquoi la peur de ne pas faire assez bien ?
Le silence de l’écriture
Au milieu de tout cela, j’ai senti l’écriture me manquer.
Elle me revient souvent quand tout ralentit. Elle exige de moi une disponibilité que je n’ai pas toujours. Écrire, ce n’est pas seulement s’asseoir devant un clavier. C’est ouvrir des espaces mentaux, émotionnels. C’est accepter le vide pour accueillir le plein. C’est s’extraire, un instant, du tourbillon.
Mais en mai, je n’ai pas su. Ou pas pu. Mon esprit était trop bruyant, trop occupé. Je suis entrée en mode « avancer coûte que coûte », une sorte d’instinct de navigation automatique. Et l’écriture, cette amie fidèle, s’est tenue à distance, respectueuse mais présente.
Aujourd’hui, en ce premier jour de juin, elle revient. Doucement. Comme un souffle.
Juin, ce mois de passage
Juin est là, et avec lui l’avant-goût de l’été. Les jours s’étirent, la lumière s’installe, les corps se relâchent. Les projets reprennent aussi : les déplacements, les rendez-vous, les valises à refaire. Mais tout semble déjà un peu plus léger.
Juin est un mois de transition. Il clôture une année scolaire, une saison de travail. Il prépare l’ailleurs. Il sent la lavande, les chemins du sud, les criques, les cahiers bientôt fermés, les promesses de retrouvailles.
Il me plaît, juin. Parce qu’il m’invite à regarder en arrière, sans nostalgie, et vers l’avant, sans angoisse. Parce qu’il est à la fois fin et commencement. Parce qu’il me rappelle que tout est cyclique, et que les périodes sans écriture ne sont pas des échecs, mais des silences nécessaires.
Alors aujourd’hui, je me suis remise à écrire. Pour dire ce qui fut. Pour accueillir ce qui vient.
Pour celles et ceux qui doutent
Je sais que parmi vous, lectrices et lecteurs de ce blog, nombreux sont celles et ceux qui exercent ce métier d’interprète ou de traducteur avec passion. Vous aussi, peut-être, avez connu ce mois de mai en clair-obscur. Vous aussi avez jonglé entre les missions, les réunions, les mots à traduire, les enfants à accompagner, les attentes, les jours fériés.
Je vous écris ce billet comme on glisse une lettre dans une boîte aux lettres d’été : un mot doux, un souffle, une main posée sur l’épaule. Oui, parfois, nous nous laissons dévorer par la vie. Oui, il arrive que les projets s’enchaînent sans que l’on ait le temps de respirer entre deux. Oui, l’équilibre est fragile. Mais chaque silence, chaque ralentissement, chaque soupir a aussi sa place dans le récit. Il n’y a pas de ligne droite. Il n’y a que des courbes, des détours, des creux — et puis, soudain, des élans.
Juin est là. Il nous invite à recommencer.
Alors écrivons. Tranquillement. Doucement. Mais écrivons.