Interprétation

La forme physique : compétence insoupçonnée des interprètes

Quand on pense au métier d’interprète de conférence, on imagine souvent une cabine vitrée, un casque vissé sur les oreilles, une voix fluide qui suit en temps réel les propos d’un orateur.

Mais l’interprétation ne se limite pas à cette image, surtout lorsqu’il s’agit de missions d’accompagnement. Car derrière les compétences linguistiques et cognitives que l’on connaît bien, se cache une exigence bien plus physique qu’on ne l’imagine.

De longues journées, rythmées par les déplacements

L’interprète en déplacement vit des journées longues et denses. Tout commence parfois bien avant le lever du jour : train de 5 h 42, vol retardé, attente sur un quai venteux. On parle dans notre jargon des heures d’approche et de déproche, ce temps passé à rejoindre puis quitter le lieu de mission (et rarement valorisé).

Quand tout se passe bien, on s’adapte. Quand les transports nous jouent des tours, on s’adapte encore. Et malgré tout, il faut être présent à 100 %, ponctuel, concentré, prêt à traduire dès la première poignée de main. Et je peux vous assurer que quand il faut gérer des retards, le cerveau a tendance à perdre en concentration.

L’effort physique est permanent

Sur place, il n’est pas rare de marcher des kilomètres dans une journée : entre les sites à visiter, les réunions à suivre, les pauses debout dans des espaces sans confort. Parfois, c’est sous un soleil de plomb. D’autres fois, dans le vent glacial d’un chantier.

Notre outil principal, c’est le cerveau. Mais il s’appuie sur un corps qui doit suivre le rythme : tenir debout, garder l’esprit clair, maintenir la voix stable, tout au long de la journée.

Bien sûr, je ne parle pas ici de pénibilité au sens strict du terme, ni ne me compare à des professions dont la difficulté physique est évidente et bien plus constante. Il s’agit simplement de constater une réalité souvent oubliée : dans certaines configurations, l’interprétation d’accompagnement implique un engagement physique réel, qu’il faut reconnaître… et anticiper.

Une surcharge sensorielle constante
Le bruit ambiant, les changements d’environnement, les espaces bondés… nos oreilles captent tout, tout le temps. Et notre cerveau traite, filtre, traduit, sans relâche. Il n’y a pas de bouton pause.

Ajoutez à cela l’interaction humaine constante : avec les clients, les équipes, les partenaires. Être présent, attentif, disponible. Et ce, sans jamais se déconnecter. Ce sont des journées passées en immersion totale dans le monde de l’autre.

“Il faut se ménager”
Un collègue m’a dit un jour : « Il faut se ménager. » Et je suis très d’accord.

Car le retour à la maison, au calme du bureau ou de l’espace personnel, marque rarement une coupure nette. Il faut du temps pour émerger de cette bulle, pour atterrir mentalement, pour que le système nerveux se calme.

Ces efforts physiques et mentaux sont parfois invisibles… jusqu’au moment où l’on sent que notre réservoir est à sec.

Une forme d’hygiène de vie

Finalement, l’interprétation en mission d’accompagnement, c’est aussi une question de condition physique :

> endurance mentale
> endurance physique
> respiration
> sens en éveil

Il faut savoir s’écouter, se préserver, anticiper la fatigue, récupérer.

C’est une dimension du métier que l’on évoque peu dans les formations, rarement dans les briefs clients, mais que chaque interprète sur le terrain connaît très bien.

Nota Bene : Approche et déproche, késako ?
Dans le jargon de l’interprétation, on parle d’approche pour désigner le temps de déplacement nécessaire pour arriver sur le lieu de la mission. Et de déproche, pour le trajet du retour.

Ce sont des moments “hors mission”, mais pourtant bien réels : ils impliquent des levers très matinaux, des transports en commun (souvent pleins), des aléas de circulation, et une gestion d’énergie dès les premières heures.

Pourquoi c’est important ?
Parce que pendant ces temps-là :

> on ne peut pas accepter d’autre mission, ni être disponible pour un autre client ;
> on commence souvent notre journée déjà bien entamée physiquement et mentalement ;
> et surtout, ces heures de déplacement conditionnent notre niveau d’énergie et de concentration sur le terrain.
Et pourtant, ils sont rarement visibles, rarement valorisés, et presque jamais pris en compte dans les échanges ou les devis.
Interprétation

La vie déborde, mais les langues murmurent (encore)

Il y a des mois qui laissent leur empreinte sans jamais vraiment dire leur nom. Des mois qui bousculent, effleurent, emportent. Mai est de ceux-là. Il me laisse un peu étourdie, le souffle court, les pensées en vrac, mais le cœur plein.

Je me rends compte, en posant les doigts sur le clavier ce 1er juin, que je n’ai presque pas écrit en mai. Que les jours sont passés sans que je ne m’accorde cet instant suspendu de l’écriture. Pas même quelques lignes griffonnées dans un carnet, ni une pensée déposée ici. Et pourtant, l’écriture me manque, me démange. Elle est mon refuge, mon ressourcement, ma manière de ralentir le monde. Tout comme la lecture.

Mais mai m’a happée.

Le mois de la dichotomie

Mai est ce mois curieux, entre pause et précipitation. On le croit léger, parce qu’il est parsemé de jours fériés, de ponts, de parenthèses. Il invite à lever le pied, à prendre le temps, à souffler un peu entre deux engagements. Mais, à y regarder de plus près, mai est souvent tout l’inverse : c’est un mois en tension, entre le désir de repos et la course à tout accomplir.

Dans notre métier — traducteurs, interprètes, artisans du verbe —, les jours ne se ressemblent jamais, mais leur rythme peut s’accélérer sans prévenir. Mai en est le parfait exemple. D’un côté, on s’autorise à décaler une réunion ou à poser une après-midi. De l’autre, on accepte un projet supplémentaire, on cale un rendez-vous en fin de journée, on relance, on finalise, on fait.

Toujours faire. Toujours avancer. Toujours répondre présent.

Et pourtant, au creux de ce tumulte, une question persiste : comment trouver l’équilibre entre ces deux élans contraires ? Comment honorer à la fois notre besoin de ralentir et notre désir d’excellence ?

Les projets qui ne se ressemblent pas

Côté professionnel, mai a été dense mais riche. Les projets se sont succédé comme des vagues, tous différents, tous porteurs. Certains familiers : ces traductions de longue date avec des clients fidèles, ces textes qu’on accueille comme une voix connue. D’autres plus neufs, aux contours plus tranchés, exigeants : des contenus à optimiser, des pages à structurer, des mots à choisir pour plaire aux moteurs de recherche sans jamais trahir le cœur du sens.

Ces travaux de contenu, SEO, start-up… je le vis comme une extension naturelle de ma pratique. Traduire, interpréter, écrire : trois gestes liés, trois formes d’écoute active du monde.

Et puis il y a eu l’interprétation, bien sûr. Moins de déplacements ce mois-ci, ce qui, je dois l’avouer, m’a fait du bien. Les valises sont restées dans l’entrée, les horaires de train oubliés. Mais le micro, lui, est resté allumé. Le RSI — Remote Simultaneous Interpreting — a pris le relais.

Travailler à distance a ses douceurs : le confort de la maison, l’absence de transports, une logistique plus souple. Mais il a aussi ses arêtes vives : la technique capricieuse, les plateformes qui se multiplient, l’attention redoublée, la concentration fragmentée. On devient, à notre insu, à la fois interprète, technicienne, modératrice. Une gymnastique mentale permanente.

Mais au fond, ce qui me plaît, c’est la variété. Ce mélange de formats, de voix, de sujets. Cette impression de toujours apprendre, de toujours ajuster. Le métier d’interprète, comme celui de traducteur, est un perpétuel affûtage : on aiguise ses outils, on affine son oreille, on polit ses intuitions.

Dans l’intime : un mai maternel

Si le professionnel prend de la place, le personnel, lui, occupe le reste de l’espace. Mai, dans notre maison, est un mois de célébration. C’est l’anniversaire de ma fille. Un moment que j’attends chaque année avec émotion et qui me submerge, invariablement, par tout ce qu’il implique.

Il y a les préparatifs, les gâteaux à imaginer. Les cadeaux à chercher et, avant même cela, la liste à dresser, la fameuse « liste d’idées » que l’on partage à ceux qui demandent, cette charge invisible et continue qui accompagne la maternité.

Et puis il y a les fêtes, les copines, les bougies soufflées avec joie. Il y a la tendresse dans les yeux de celle qu’on regarde grandir sans savoir comment le temps a pu filer si vite.

Mais mai, c’est aussi la fin d’une première année de collège — en Danse-Études. Un rythme exigeant, une énergie folle. Des heures supplémentaires pour préparer les représentations, des répétitions tardives, des jours longs. Coppelia au bout du chemin. Et moi, en coulisse, admirative et un peu inquiète, à contempler la résilience de ces enfants.

Elles m’ont bluffée. Leur endurance. Leur capacité à conjuguer passion et devoirs, rigueur et plaisir. Mais en miroir, j’ai aussi vu la pression. Celle qu’on leur met, sans le vouloir. Celle qu’on se met, parce qu’on veut le meilleur pour eux. Celle que la société insuffle dans chaque interstice : excelle, brille, ne faiblis pas.

Je me suis interrogée : pourquoi cette injonction à toujours faire plus ? Pourquoi la peur de ne pas faire assez bien ?

Le silence de l’écriture

Au milieu de tout cela, j’ai senti l’écriture me manquer.

Elle me revient souvent quand tout ralentit. Elle exige de moi une disponibilité que je n’ai pas toujours. Écrire, ce n’est pas seulement s’asseoir devant un clavier. C’est ouvrir des espaces mentaux, émotionnels. C’est accepter le vide pour accueillir le plein. C’est s’extraire, un instant, du tourbillon.

Mais en mai, je n’ai pas su. Ou pas pu. Mon esprit était trop bruyant, trop occupé. Je suis entrée en mode « avancer coûte que coûte », une sorte d’instinct de navigation automatique. Et l’écriture, cette amie fidèle, s’est tenue à distance, respectueuse mais présente.

Aujourd’hui, en ce premier jour de juin, elle revient. Doucement. Comme un souffle.

Juin, ce mois de passage

Juin est là, et avec lui l’avant-goût de l’été. Les jours s’étirent, la lumière s’installe, les corps se relâchent. Les projets reprennent aussi : les déplacements, les rendez-vous, les valises à refaire. Mais tout semble déjà un peu plus léger.

Juin est un mois de transition. Il clôture une année scolaire, une saison de travail. Il prépare l’ailleurs. Il sent la lavande, les chemins du sud, les criques, les cahiers bientôt fermés, les promesses de retrouvailles.

Il me plaît, juin. Parce qu’il m’invite à regarder en arrière, sans nostalgie, et vers l’avant, sans angoisse. Parce qu’il est à la fois fin et commencement. Parce qu’il me rappelle que tout est cyclique, et que les périodes sans écriture ne sont pas des échecs, mais des silences nécessaires.

Alors aujourd’hui, je me suis remise à écrire. Pour dire ce qui fut. Pour accueillir ce qui vient.

Pour celles et ceux qui doutent

Je sais que parmi vous, lectrices et lecteurs de ce blog, nombreux sont celles et ceux qui exercent ce métier d’interprète ou de traducteur avec passion. Vous aussi, peut-être, avez connu ce mois de mai en clair-obscur. Vous aussi avez jonglé entre les missions, les réunions, les mots à traduire, les enfants à accompagner, les attentes, les jours fériés.

Je vous écris ce billet comme on glisse une lettre dans une boîte aux lettres d’été : un mot doux, un souffle, une main posée sur l’épaule.

Oui, parfois, nous nous laissons dévorer par la vie. Oui, il arrive que les projets s’enchaînent sans que l’on ait le temps de respirer entre deux. Oui, l’équilibre est fragile.

Mais chaque silence, chaque ralentissement, chaque soupir a aussi sa place dans le récit. Il n’y a pas de ligne droite. Il n’y a que des courbes, des détours, des creux — et puis, soudain, des élans.

Juin est là. Il nous invite à recommencer.

Alors écrivons. Tranquillement. Doucement. Mais écrivons.

Interprétation

Exercer un métier avec un statut libéral et se sentir en même temps chef d’entreprise : le cas des traducteurs et interprètes

Cela fait longtemps que l’idée d’écrire sur ce sujet me trotte dans la tête. Mais cela fait longtemps aussi que je me demande comment l’aborder. Et puis, par ailleurs, je manque de temps aussi. Parce que, justement, quand on est un professionnel en statut libéral et que nous endossons toutes les casquettes, et bien, les heures ne suffisent parfois pas !
Mais je vais essayer de traiter le sujet avec mes mots, simples comme toujours.

Je dirai que bon nombre de traducteurs et d’interprètes indépendants sont à la croisée de deux chemins : celui du professionnel passionné (nous sommes d’accord que tous ceux qui exercent ce métier sentent une vraie passion) et celui du chef d’entreprise (rôle, lui, bien plus difficile à assumer).

À quel moment passent-ils véritablement de l’un à l’autre ?
Se sentent-ils jamais vraiment entrepreneurs ?

La légitimité manque et le doute persiste. Mais je pense, sincèrement, que cela ne devrait pas être comme ça. Au moins, au bout de quelques années d’expérience.

Un métier de l’ombre, un statut qui déroute

Le traducteur et l’interprète sont des passeurs de sens, des créateurs d’équivalences, des artisans du langage. Indispensables (oui, j’ai choisi sciemment ce mot) dans un monde où les langues s’entrelacent et les avancées technologiques vont à toute allure. Et, pourtant, leur posture économique est plus fragile qu’il n’y paraît.

Contrairement à d’autres professions libérales bien ancrées dans l’imaginaire collectif (médecins, avocats, architectes), les traducteurs et les interprètes exercent souvent « dans l’ombre ». Aaah, quelle drôle d’expression (que je n’aime pas mais) que nous entendons à longueur de journée ! Leur valeur est perçue comme immatérielle, leur travail comme une évidence. Résultat : l’idée même qu’ils puissent être des chefs d’entreprise ne s’impose pas naturellement, ni à eux-mêmes, ni aux autres. Erreur, grave erreur.

D’autant plus que leur statut juridique joue contre cette reconnaissance. La majorité des traducteurs et interprètes exercent en tant qu’indépendants, sous des régimes variés (micro-entreprise, profession libérale non réglementée, sociétés unipersonnelles). Ce flou administratif entretient une certaine confusion sur leur rôle et leur positionnement. Sont-ils de simples prestataires de services ? Des entrepreneurs à part entière ?

L’entrepreneur qui s’ignore

Un entrepreneur, dans l’imaginaire collectif, c’est quelqu’un qui bâtit, qui embauche, qui gère des flux financiers conséquents. Mais pour un traducteur ou un interprète indépendant, l’entreprise, c’est soi-même. Cela se révèle d’autant plus vrai que, rares sont les traducteurs et interprètes qui exercent dans un local séparé de leur domicile. Cela peut paraître anodin, mais ne l’est pas tant que ça.

C’est là que réside la difficulté : quand l’entreprise repose entièrement sur les épaules d’une seule personne, l’aspect entrepreneurial est souvent relégué au second plan. On préfère se concentrer sur le cœur du métier (la production, comme j’ai l’habitude de dire), sur la recherche du mot juste, sur la restitution fidèle d’une pensée. La gestion, la comptabilité, la prospection, le marketing ? Des tâches fréquemment perçues comme accessoires, voire subies.

Beaucoup de professionnels n’endossent pas naturellement le rôle de chef, car ce n’est pas pour cela qu’ils se sont lancés. Ils aiment les langues, ils aiment transmettre, ils aiment l’intellectuel. Or, un entrepreneur doit aussi aimer les chiffres, la stratégie, la négociation. Deux mondes qui semblent parfois incompatibles.

Les intermédiaires : une entrave à l’affirmation entrepreneuriale ?

Un aspect qui peut devenir, pour certaines personnes, une entrave à cette posture de chef d’entreprise réside dans les intermédiaires. Les traducteurs et interprètes travaillent souvent via des agences.
Traduire ou interpréter pour une agence, c’est être sous-traitant d’un intermédiaire qui, lui, se positionne en véritable entrepreneur. Cela réduit la visibilité du professionnel, qui se retrouve cantonné à un rôle d’exécutant. Cela biaise aussi la perception de la valeur de son travail, car une partie des revenus est absorbée par ces intermédiaires.

Dans ces conditions, certains ont du mal à se voir comme un entrepreneur autonome. Le professionnel devient dépendant des offres, des tarifs imposés, des conditions de travail dictées par d’autres. Sortir de cette dépendance demande du courage, du temps, et surtout une prise de conscience : oui, on peut gérer son activité comme une entreprise à part entière, sans pour autant, évoluer en laissant de côté ces agences. Je crois fermement que si les choses sont bien faites, il y a de la place pour tous. Et que la bonne entente entre agences et indépendants est primordiale.

Un métier de l’intellect et la confusion entre passion et profession

Il y a une autre raison, plus subtile et que j’ai déjà évoqué plus haut, qui empêche de revendiquer pleinement son rôle de chef : la passion. Le traducteur et l’interprète sont souvent animés par une flamme intérieure. Ils aiment leur métier, ils l’ont choisi pour ce qu’il est avant de le choisir pour ce qu’il rapporte. Cette passion est à double tranchant et cela empêche parfois d’adopter un regard entrepreneurial.

Car quand on aime ce que l’on fait, il devient difficile de parler d’argent. Il devient inconfortable de négocier, de réclamer une juste rémunération, d’oser dire non. Le travail devient une vocation, et dans l’imaginaire collectif, une vocation ne se monnaye pas comme un produit commercial. Et là réside le vrai défi des traducteurs et interprètes : dépasser cette posture d’artisan des mots et de professionnel passionné pour aller vers celle de dirigeant de son propre bateau.

Conclusion : Réconcilier passion et posture entrepreneuriale

Ce n’est pas trahir sa passion que de vouloir un métier viable, rentable, respecté. C’est, au contraire, lui donner la place qu’elle mérite dans le monde économique. Car être chef d’entreprise, ce n’est pas renoncer à l’amour des mots, c’est s’assurer que cet amour puisse durer, évoluer et prospérer. Et aussi, se respecter soi-même !

Et si, finalement, l’entrepreneuriat n’était qu’un autre langage à apprivoiser ?